Formes rencontrées
"Quand nous ne sommes plus enfants, nous sommes déjà morts." Constantin Brancusi1
Pendant la première Guerre mondiale et immédiatement après, Brancusi se centre presque exclusivement sur le travail du bois, un matériau qu'il considère riche en possibilités métaphoriques et dont il est familier grâce à sa formation de menuisier. Dès 1924, il se photographie lui-même à la façon d'un menuisier rural roumain travaillant entouré de ses sculptures2(à la différence de Rodin qui souvent se représentait comme « le penseur », à la marge de ses œuvres).
Brancusi avait l'habitude d'utiliser des formes rencontrées pour ses sculptures sur bois : la forme d'une carapace de tortue pour représenter un pelvis ou celle d'une tasse pour suggérer une tête. Ses formes s'inspirent aussi des sculptures et des bois africains, du travail du bois typique de Roumanie et de la voie vers l'abstraction ouverte par les avant-gardes. Elles infusent à son travail des lectures métaphoriques supplémentaires, ou suscitent du moins certaines autres associations. Brancusi combine souvent les unes avec les autres, jouant avec elles dans son atelier comme avec des jouets et en les photographiant dans différentes configurations. Nombre d'œuvres de Brancusi sont longtemps restées dans son atelier, ne serait-ce que parce qu'il avait du mal à les vendre. Et pendant qu'elles restaient là, non seulement il les déplaçait d'un endroit à l'autre, mais aussi il les reprenait, les détruisait et les reconstruisait constamment.3
Comme beaucoup d'autres pièces de cette période, Petite fille française est sculptée dans un seul bloc de chêne. Le bassin rappelle la carapace d'une tortue et le cou semble une longue-vue. La tête possède les traits bien définis d'une créature en plein hurlement qui, plus tard, se transformera en une seule tête, comme dans les cas du Nouveau né ou du Premier cri, qui sont tirés d'un bois similaire à Petite fille française, qui a été cassé. La sculpture est une version de sa première œuvre sur bois, Le premier pas (1913), inspirée de la sculpture africaine et d'un bébé que Brancusi connaissait. Le titre peut s'interpréter métaphoriquement comme une référence à la première incursion de Brancusi dans le domaine du bois.4
Petite fille française a été présentée pour la première fois sur une photographie de 1917 dans laquelle Brancusi dispose diverses sculptures dans son atelier (avec Colonne sans fin et Tasse II) en baptisant l'ensemble L'enfant au monde, groupe mobile5. Brancusi a développé toute une métaphore pour expliquer la relation entre ces pièces, en affirmant qu'elles représentaient la mort de Socrate en présence de Platon et la coupe de ciguë. Toutefois il semblerait aussi qu'il s'agisse d'un portrait du propre Brancusi et son grand ami Éric Satie (1866-1925), le compositeur d'avant-garde que Brancusi avait l'habitude d'appeler Socrate et qui pour sa part appelait Brancusi Platon.6La forme de la sculpture de la tasse représente une tête ou le chapeau melon caractéristique de Satie inversé7.
1 Giménez, Carmen et Gale, Matthew, éds. Constantin Brancusi : The Essence of Things, p. 130. Cat. expo. Londres : Tate, 2004.
2 Giménez, Carmen et Gale, Matthew, éds. Constantin Brancusi : The Essence of Things, p. 61-62. Cat. expo. Londres : Tate, 2004.
3 Giménez, Carmen et Gale, Matthew, éds. Constantin Brancusi : The Essence of Things, p. 62. Cat. expo. Londres : Tate, 2004.
4 Giménez, Carmen et Gale, Matthew, éds. Constantin Brancusi : The Essence of Things, p. 62. Cat. expo. Londres : Tate, 2004.
5 Brancusi Serra. Fiches d'information. Bâle, Fondation Beyeler, 2011.
6 Giménez, Carmen et Gale, Matthew, éds. Constantin Brancusi : The Essence of Things, p. 65. Cat. expo. Londres : Tate, 2004.
7 Giménez, Carmen et Gale, Matthew, éds. Constantin Brancusi : The Essence of Things, p. 66. Cat. expo. Londres : Tate, 2004.
Preguntas
- Observez ensemble Petite fille française. Demandez à vos élèves de réaliser une esquisse de la pièce, puis de débattre deux par deux sur ce qui a attiré leur attention en dessinant.
- Demandez-leur comment ils intituleraient cette œuvre. Ils peuvent dresser une liste de titres possibles ; ensuite, donnez-leur le titre réel et demandez-leur comment à leur avis le titre et la pièce sont liés. Comment Brancusi a-t-il créé une abstraction dans cette sculpture ? De quelle façon le titre convient-il à l’œuvre ? Y a-t-il un aspect qui détonne ? En quoi ?
- Brancusi avait l’habitude d’utiliser des formes « rencontrées » dans sa vie quotidienne pour créer ses sculptures. Quelles formes reconnaissent les élèves comme faisant partie de la sculpture ?
- Le compositeur Éric Satie, grand ami de Brancusi, employait souvent des sons « rencontrés » dans ses compositions, tels que des klaxons de voiture, des aboiements ou des fragments d’autres musiques. Demandez à vos élèves de penser aux formes ou aux sons rencontrés qu’ils aimeraient utiliser dans une sculpture ou dans une composition musicale. Pourquoi un artiste ou un compositeur peut-il vouloir incorporer des formes ou des sons rencontrés dans son art ?
- Brancusi et Satie s’intéressaient aux enfants, à leur manière de penser et d’agir. Certaines formes des sculptures de Brancusi rappellent un jouet populaire, le bilboquet, et lui-même jouait avec ses sculptures comme s’il s’agissait de jouets, en les plaçant et en les réinstallant de nouveau d’une autre façon. Pour Brancusi, « Quand nous ne sommes plus enfants, nous sommes déjà morts ». Qu’a-t-il voulu dire avec cette affirmation ?
- Il réalisait souvent des compositions avec ses sculptures pour ensuite les photographier. Cette image montre Petite fille française avec deux autres pièces, Colonne sans fin et Coupe II. Qu’est-ce qui, dans cette composition, attire l’attention ? Quelle histoire raconte-t-elle ?
- Brancusi a dit de cette photographie qu’elle faisait référence à la mort de Socrate. Demandez aux élèves, deux par deux, de se renseigner sur la mort de Socrate, puis de mettre en commun les rapports qu’ils voient entre cet évènement et la photographie.
- Il a été dit que les figures pouvaient représenter Socrate et Platon, mais aussi Brancusi et Satie, qui s’appelaient entre eux, respectivement, Platon et Socrate. Demandez aux élèves de discuter sur cette analogie. Que peuvent-ils déduire de cette amitié ?
- L’utilisation, par Brancusi, de formes rencontrées a été comparée à celle que pratiquait Marcel Duchamp (1887-1968), ami du Roumain et inventeur des readymade, ces sculptures exclusivement composées d’objets manufacturés et souvent employés tels quel par l’artiste. Montrez aux élèves la Roue de bicyclette de Duchamp et demandez-leur de la comparer à Petite fille française. Ont-elles quelque chose en commun ? De quoi s’agit-il ?
- Il a aussi été fait état, dans l’œuvre de Brancusi, d’une certaine influence de la sculpture africaine. Observez Adam et Ève (1921) et demandez aux élèves de comparer ces œuvres aux sculptures africaines, comme ces figures baoulé . Quels éléments semblent avoir emprunté Brancusi à ces pièces africaines en bois ? Quels éléments paraissent avoir été rajoutés ?