CUBISME ET AVANT-GARDE

Le Cubisme est l’une des plus importantes innovations artistiques qu’on ait vu surgir à Paris dans les premières décennies du XXe siècle. Cette vision révolutionnaire de la peinture – développée par Pablo Picasso et Georges Braque entre 1907 et 1914 – défia les conventions de l’art visuel et remit en question la propre nature de la représentation. L’origine du terme Cubisme est habituellement attribuée au poète et critique Guillaume Apollinaire, qui le décrivit comme « l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés, non à la réalité de vision, mais à la réalité de connaissance ».

Alors que Picasso et Braque exposaient leurs œuvres cubistes dans des galeries et salons privés, le grand public parisien découvrit le mouvement grâce aux œuvres d’Albert Gleizes, Jean Metzinger, Robert Delaunay et d’autres peintres du groupe de Puteaux, du nom du faubourg parisien où travaillaient beaucoup d’entre eux. Les toiles cubistes suscitèrent la curiosité et scandalisèrent à parts égales les assistants au Salon des Indépendants de 1911, une exposition annuelle qui montrait l’art d’avant-garde habituellement exclu des circuits artistiques plus traditionnels. Suite aux critiques généralisées que suscita l’exposition, Gleizes et Metzinger défendirent le mouvement devant le public avec un livre qui associait l’esthétique cubiste aux innovations modernes survenues dans les sciences, les mathématiques et la philosophie.

Pablo Picasso vivait encore à Barcelone quand l’Exposition Universelle de 1900 l’amena à se rendre à Paris pour la première fois. Pendant les deux mois que dura son séjour, il se rua sur les galeries d’art et fréquenta la vie de bohème des cafés, clubs nocturnes et salles de bal de Montmartre. Le Moulin de la Galette, son premier tableau parisien, reflète sa fascination pour la décadence lascive et le glamour vulgaire de cette célèbre salle de bal où clients bourgeois et prostituées dansaient étroitement enlacés. Picasso n’avait pas encore développé son style unique mais Le Moulin de la Galette reste pourtant une œuvre surprenante pour un artiste qui vient tout juste d’avoir 19 ans. Dans cette œuvre, Picasso adopte la position d’un observateur curieux et cordial des divertissements et nous suggère son attrait provocateur et son artificialité. Il capta cette scène avec des couleurs très vives, beaucoup plus éclatantes que celles utilisées jusqu’alors, produisant une image floue et enivrante de silhouettes élégantes au visage inexpressif.

En 1908, Georges Braque abandonna sa brillante palette fauviste et sa perspective traditionnelle pour adopter les formes simplifiées et géométrisées du dénommé Cubisme Analytique, avec ses espaces plats et ses couleurs attenués et mates. Les caractéristiques de ce style, conçu comme une fragmentation ou étude de la forme et de l’espace, sont évidentes dans Piano et mandore. Les objets y sont encore reconnaissables mais on les retrouve fragmentés en multiples facettes, comme l’espace environnant dans lequel ils se fondent. La composition suscite le mouvement car l’œil du spectateur ne cesse de sauter d’un plan à l’autre pour discerner les formes et ordonner les sources changeantes de lumière et d’orientation. Braque a peint la bougie de façon réaliste, ce qui fait l’effet d’une lueur de stabilité dans une composition débordante d’énergie où éclatent les formes cristallines : des touches blanches et noires incorporelles du piano aux partitions virtuellement désintégrées.

D’un style et d’une composition similaires à l’œuvre de Georges Braque à cette époque, Bouteilles et verres de Pablo Picasso reflète une étape du développement du Cubisme Analytique dans laquelle le degré d’abstraction est si extrême que les objets du tableau sont pratiquement méconnaissables. Picasso nous offre plusieurs perspectives de chaque objet de la nature morte, comme s’il s’était déplacé tout autour, en les synthétisant dans une seule image composite. La fragmentation de l’image incite à une lecture abstraite, au lieu de la représentative. Les volumes figurés des bouteilles et des verres se diluent dans des organisations non objectives de lignes, plans, lumière et couleur. Des facettes entremêlées de formes flottantes se situent dans un espace superficiel, indéterminé. Les formes sont définies par hachures qui construissent les ombres et les lumières. La sobriété chromatique qui caractérise les œuvres de Picasso et de Braque à cette époque correspond à la nature cérébrale des thèmes abordés.

En 1911, Marcel Duchamp se servait encore des conventions de la peinture sur chevalet, de la composition formelle, de la structure narrative et de l’inspiration individuelle. Pendant ses années de formation, il participa au cercle artistique connu sous le nom de Groupe de Puteaux, qui se réunissait chez ses frères aînés et ses collègues artistes, Raymond Duchamp-Villon et Jacques Villon, après 1910. Tout au long de cette période, Duchamp s’essaya de manière fugace à une série de styles modernes avant de renoncer définitivement à la peinture en 1913, en faveur d’un art qui privilégiait l’intellectuel au visuel. Avant cette conversion, qui altèrerait radicalement le développement de l’art occidental, Duchamp peignit très fréquemment des membres de sa famille. Dans À propos de jeune sœur, sa petite soeur Magdeleine pose à l’âge de 13 ans, assise en train de lire un livre à la lumière d’une bougie ; ses membres estompés et son dos courbé forment un S bien marqué dans l’espace à peine peint qui l’entoure. Les couleurs délicates et claires sont accentuées par la propre texture de la toile et l’angularité des formes suggère une connaissance du mouvement cubiste. Peint dans la maison familiale de Rouen, le tableau est dans la ligne des premières œuvres de Duchamp, clairement influencé par Cézanne, le Fauvisme et le Symbolisme.

Albert Gleizes commença à peindre à l’Armée Française, entre 1901 et 1905, puis quand il fut soldat durant la Première Guerre mondiale. Le modèle du Portrait d'un médecin militaire est le Dr. Lambert, chirurgien rattaché au régiment de Gleizes. Même si l’identité du docteur et sa profession ne sont pas reconnaissables sur le portrait, les plans colorés, les zones circulaires et les diagonales entrecroisées sont soigneusement organisés de manière à dessiner une figure. On y distingue certains traits bien particuliers, comme la blouse blanche du docteur et sa moustache foncée. Les huit études connues de ce portrait appartiennent à la collection du Solomon R. Guggenheim Museum  et ensemble, mettent en évidence l’évolution progressive de Gleizes vers la composition finale complexe. Le portrait définitif présente une impression digne et sobre du sujet, tout en reflétant l’intérêt croissant de Gleizes pour l’abstraction cubiste.

En 1906, Juan Gris quitta son Madrid natal pour s’installer à Paris, dans le même immeuble où résidait Pablo Picasso. Dans Maisons à Paris, une des six toiles au moins que peignit Gris en 1911 sur le thème de Montmartre, l’artiste s’approprie de ressources acquises auprès de Picasso et de Georges Braque, en conservant toutefois sa sensibilité et sa propre palette de couleurs. En créant des espaces architecturaux d’une extrême planéité et en reproduisant les transitions d’ombre et de lumière dans un seul plan, Gris appliqua au paysage urbain une technique moderne – comme les peintures de Robert Delaunay et de Fernand Léger – tout en utilisant son travail de dessinateur de presse pour juxtaposer des formes et des couleurs vives contrastées et pour donner un rythme visuel global à la surface.

Robert Delaunay choisit la vue de l’intérieur de l’église gothique parisienne de Saint-Séverin, située près de son atelier, comme thème de sa première série de peintures monumentales (1909–1910). Décrits par l’artiste comme « une période de transition de [Paul] Cézanne au Cubisme », les tableaux de Saint-Séverin rappellent à parts égales la fracturation et la concentration des lumières changeantes de Cézanne et les premiers paysages cubistes de Georges Braque. Saint- Séverin nº 3 est le plus mat de la série de Delaunay : les seules couleurs de la composition – le beige, le bleu foncé et le vert – sont utilisées pour représenter les modulations de la lumière entrant par les vitraux. Le mouvement elliptique des piliers, qui s’inclinent vers l’intérieur de la nef, confèrent au tableau un effet  courbe et instable inquiétant. Delaunay pensait que Saint-Séverin nº 3 était la peinture la plus représentative de toute la série.