LE PEINTRE BLOQUÉ (VERSPERRTER MALER), 1965

La plupart des figures de cette série portent un uniforme. Une personne qui porte un uniforme peut renoncer à son individualité, mais elle exprime parallèlement son appartenance à une organisation ou à une association, affichant publiquement sa position sociale. Ce n’est pas le cas ici : dans cette série, ces indices s’évanouissent face à des uniformes déchiquetés et vieux ; leur usure apparente contribue à subvertir l’idéal d’égalité et d’appartenance à la communauté protectrice suggérée. Pourtant, les uniformes de Baselitz ne sont pas inventés : ils s’inspirent de modèles réels. L’artiste s’est prononcé sur le sujet dans ces termes :

Après c’est devenu à la mode—peut-être de façon obsessionnelle— de s’habiller en militaire, pas seulement Allemagne, mais aussi en France ; car on achetait les uniformes en Allemagne... non, pardon, en France. On l’appelait le “look militaire” et aux puces à Paris il y avait vraiment énormément d’uniformes d’occasion. Et toutes les femmes—même la mienne— et les hommes s’y rendaient pour acheter ces fringues et les mettre. Du coup pour être à la mode à Berlin, il fallait s’habiller en militaire, surtout l’uniforme nord-américain, de la guerre de Corée ou du Vietnam. Mais moi ça je ne le savais pas en peignant ces œuvres. On dit que les artistes sont toujours un peu visionnaires ; je pressentais que quelque chose était en cours. En fait, en interprétant littéralement les livres que je viens de citer, ils étaient naturellement de l’Armée Blanche russe, de l’Armée Rouge soviétique, de celle qu’on dénommait « l’Armée verte”, des partisans qui vivaient dans les bois, etc. Et si on ne portait au minimum de brassards militaires, on portait une sorte d’uniforme… Il ne s’agissait pas d’uniformes fantaisistes comme celui de Gabriele D’Annunzio, mais de vêtements fabriqués par centaines, voire des milliers de fois, en fonction des recrues des troupes. Et la couleur des uniformes était gris poussière ou gris souris, ou une sorte d’ocre terreux ; les tableaux sont toujours dans cette gamme. Ce qui interpelle sur toutes les figures que j’ai peintes, c’est qu’on ne dirait pas qu’elles portent un vrai uniforme. Au contraire : les uniformes sont en lambeaux, le tissu est usé, les pantalons sont déchirés et tombent, etcétéra ; ils renvoient à un état tangible de malheur.

Et ce malheur est visible dans l’intégralité du tableau. Chaque élément évoque la destruction : les arbres sont détruits, les maisons sont en ruines, les champs sont détruits, les objets sont détruits. En fait, rien ne peut être utilisé entièrement.